Premier jour
10 h 04
Les choses ne se passent jamais comme on l’imagine.
Je n’ai jamais voulu devenir un homme au foyer. Un nouveau père. Un papa à plein temps. Appelons cela comme on veut, il n’y a pas d’expression qui convienne. Tel était pourtant mon lot depuis six mois.
J’étais allé acheter des verres chez Crate and Barrel, une boutique du centre de San José ; j’ai remarqué qu’il y avait un grand choix de sets de table. Il nous en fallait de nouveaux. Les sets de table ovales tressés que Julia avait achetés l’année précédente commençaient à perdre leur fraîcheur et des fragments d’aliments pour bébés s’étaient incrustés entre les tresses. Et comme ils étaient tressés, on ne pouvait pas les laver. Je me suis donc arrêté devant le rayon ; j’en ai vu des bleu pâle qui me plaisaient et j’ai pris des serviettes blanches. Puis mon regard a été attiré par des jaunes, d’une couleur éclatante, très plaisante. Je les ai pris aussi. Comme il n’y en avait pas assez en rayon et que je pensais qu’il était préférable d’en avoir six, j’ai demandé à la vendeuse d’aller voir dans la réserve s’ils en avaient d’autres. J’ai profité de son absence pour poser sur la table un des napperons et une assiette blanche, puis une serviette jaune sur le côté. L’ensemble paraissait très gai ; je commençais à me dire que je ferais peut-être mieux d’en prendre huit plutôt que six quand mon portable a sonné. C’était Julia.
— Bonjour, chéri.
— Bonjour, Julia. Tout va bien ?
Je percevais un bruit de fond, un ronflement régulier. Probablement la pompe à vide pour le microscope électronique. Il y avait plusieurs microscopes électroniques à balayage dans son labo.
— Qu’est-ce que tu es en train de faire ?
— J’achète des sets de table, pour ne rien te cacher.
— Où ?
— Chez Crate and Barrel.
— Tu es le seul homme dans la boutique ? demanda-t-elle en riant.
— Non...
— Tant mieux, tant mieux.
Je savais que Julia se désintéressait de la conversation ; elle avait l’esprit ailleurs.
— Écoute, Jack, il faut que je te dise... Je suis vraiment désolée, mais je vais encore rentrer tard ce soir.
— Bon, bon...
La vendeuse est revenue avec des sets de table jaunes. Le téléphone collé à l’oreille, je lui ai fait signe d’approcher. J’ai levé trois doigts ; elle a posé trois napperons.
— Tout va bien ? demandai-je à Julia.
— Oui, c’est la folie habituelle. Nous envoyons une démo par satellite à des capital-risqueurs asiatiques et européens, mais nous avons des problèmes de relais, à cause du camion vidéo qui... Je ne vois pas pourquoi je te raconte tout ça. En tout cas, nous allons avoir deux heures de retard, peut-être plus. Je ne serai pas à la maison avant 20 heures. Pourras-tu faire manger les enfants et les mettre au lit ?
— Pas de problème.
J’en avais pris l’habitude. Julia, ces derniers temps, travaillait très tard. Le plus souvent, les enfants dormaient déjà quand elle rentrait. Xymos Technology, la société pour laquelle elle travaillait, essayait de trouver de nouveaux investisseurs pour financer son développement – à hauteur de vingt millions de dollars – et la pression était forte. D’autant plus que Xymos se consacrait à ce que les ingénieurs de la société nommaient « fabrication moléculaire » mais que l’on appelle communément les nanotechnologies. Un domaine qui n’avait pas la faveur des banquiers ; trop de capital-risqueurs avaient laissé des plumes ces dix dernières années dans le financement de produits prétendument en phase de réalisation mais qui n’étaient jamais sortis des laboratoires. Pour eux, les nanotechnologies restaient au stade des promesses.
Julia n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle ; elle avait travaillé pour deux sociétés d’investissement. Psychologue pour enfants de formation, elle était devenue une spécialiste de l’« incubation de technologie », une activité consistant à aider des sociétés technologiques de création récente à prendre leur essor. Elle disait en manière de plaisanterie qu’elle faisait encore de la psychologie pour enfants. Julia avait cessé de conseiller ces sociétés pour accepter un poste à plein temps dans l’une d’elles. Elle était aujourd’hui une vice-présidente de Xymos.
D’après Julia, la société avait réalisé des percées significatives et pris une bonne avance sur la concurrence. Elle allait jusqu’à affirmer que la réalisation d’un prototype commercial n’était plus qu’une question de jours. Mais je ne prenais pas tout ce qu’elle disait au pied de la lettre.
— Il y a autre chose, Jack, reprit-elle d’une voix chargée de culpabilité. Eric ne va pas être content.
— Pourquoi ?
— Euh... J’avais dit que j’irais le voir jouer.
— Pourquoi as-tu dit ça, Julia ? Nous avons déjà parlé de ces promesses en l’air. Comment aurais-tu fait pour assister à un match qui commence à 15 heures ?
— Je croyais pouvoir me libérer.
J’ai poussé un gros soupir en me disant que c’était une marque d’affection de la part de Julia.
— Bon, ne t’en fais pas, chérie. Je vais arranger ça.
— Merci. Ah ! au fait, Jack ! Pour les sets de table, tu choisis ce que tu veux, mais pas de jaune, d’accord ?
Sur ce, elle a coupé la communication.
J’ai fait des spaghettis pour le dîner. Tout le monde aimait cela ; je savais que je n’aurais pas à hausser le ton. À 20 heures, les deux petits dormaient et Nicole terminait ses devoirs. Elle devait être au lit à 22 heures mais ne voulait pas que ses copines le sachent. Elle avait douze ans.
La plus petite, Amanda, n’avait que neuf mois. Elle commençait à ramper partout, arrivait même à se tenir debout en s’agrippant à ce qu’elle trouvait. Eric, lui, avait huit ans. Passionné de football, il passait son temps à jouer au ballon quand il ne se déguisait pas en chevalier pour poursuivre sa grande sœur d’un bout à l’autre de la maison en brandissant une épée en plastique.
Nicole abordait une phase pudique. Le grand plaisir d’Eric était de chiper le soutien-gorge de sa sœur et de courir d’une pièce à l’autre en criant à tue-tête : « Nicky porte un soutif ! Nicky porte un soutif ! » Nicole se drapait dans sa dignité. « Papa ! Il recommence ! Dis-lui d’arrêter ! » Il fallait que j’attrape Eric et que je lui interdise de toucher aux affaires de sa sœur.
Voilà ce qu’était devenue ma vie. Au début, après avoir perdu mon boulot chez MediaTronics, je trouvais intéressant de gérer les rivalités entre frère et sœur ; souvent, en fait, elles n’étaient guère différentes de ce que j’avais connu dans le cadre de mon travail.
Chez MediaTronics, je dirigeais une équipe de jeunes programmeurs de talent. À quarante ans, j’étais trop vieux pour écrire moi-même des programmes ; écrire des codes est un travail pour les jeunes. Je dirigeais donc une équipe, ce qui était un travail à plein temps. Comme la plupart des programmeurs de Silicon Valley, les membres de mon équipe semblaient vivre un drame permanent fait d’accidents de Porsche, d’infidélités, de liaisons bancales, de tracas familiaux et d’abus de stupéfiants, le tout s’ajoutant aux nuits de boulot assaisonnées de Sun Chips et de Coca light.
Mais nous avions un travail excitant dans un domaine de pointe. Nous écrivions des programmes de traitement distribué parallèle. Ces programmes s’inspirent de processus biologiques : ils créent des agents virtuels dans l’ordinateur et les laissent agir les uns sur les autres pour résoudre des problèmes du monde réel. Aussi bizarre que cela paraisse, cela marche. Un de nos programmes, par exemple, prenait modèle sur le comportement des fourmis – comment les fourmis trouvent le chemin le plus court vers leur nourriture – pour acheminer les appels dans un important réseau téléphonique. D’autres programmes reproduisent le comportement des termites, des abeilles quand elles essaiment ou des lions qui traquent une proie.
C’était amusant et j’y serais certainement encore si je n’avais accepté des responsabilités supplémentaires. J’avais été nommé chef de la sécurité en remplacement d’un consultant qui, après avoir occupé le poste deux ans, n’avait pas été capable de découvrir le vol d’un code source de la société que l’on avait retrouvé dans un programme commercialisé à partir de Taïwan. C’était le code source de mon service – un logiciel de traitement distribué.
Nous savions qu’il s’agissait de ce code car on n’avait pas touché aux « œufs de Pâques ». Pour le plaisir, sans utilité pratique, les programmeurs insèrent toujours dans leurs codes de petites surprises appelées « œufs de Pâques ». La société taïwanaise n’avait rien changé : notre code était utilisé tel quel. Les touches Alt-Maj-M-9 ouvraient une fenêtre donnant la date du mariage d’un de nos programmeurs. Le vol était manifeste.
Nous avons porté plainte, naturellement, mais Don Gross, le patron de MediaTronics, voulait être sûr que cela ne se reproduirait pas. Il m’a donc confié la charge de la sécurité ; outré par le vol, j’ai accepté. Cette activité n’occupait qu’une partie de mon temps et je continuais à diriger mon service. La première mesure que j’ai prise a consisté à mettre sous surveillance les stations de travail de la boîte. Une pratique courante : aujourd’hui, dans quatre-vingts pour cent des sociétés, on surveille ce que font les employés sur leurs terminaux. Surveillance vidéo, enregistrement des touches utilisées, recherches dans les messages électroniques de certains mots clés... Les moyens ne manquent pas.
Don Gross était un dur de dur, un ex-marine qui ne s’était jamais débarrassé des manières de l’armée. Quand je lui avais parlé du nouveau système de surveillance, il m’avait demandé de ne pas toucher à son terminal personnel. Je l’en avais assuré ; en réalité, j’avais mis sous contrôle tous les ordinateurs de la société, y compris le sien. C’est ainsi que j’ai découvert, quinze jours plus tard, que Don avait une liaison avec Jean, une fille de la comptabilité, à qui il permettait d’utiliser une voiture de la société. J’ai donc annoncé au patron que des e-mails reçus par Jean semblaient indiquer qu’elle avait un amant, dont j’ignorais l’identité, et qu’elle bénéficiait d’avantages auxquels elle n’avait pas droit. J’ai bien précisé que je ne connaissais pas le nom de cet homme mais que, s’ils continuaient à échanger des e-mails, je ne tarderais pas à le découvrir.
Je m’étais dit que Don comprendrait. Mais il s’est mis à envoyer des e-mails compromettants depuis son domicile, sans se douter que tout passait par le serveur de la société et que rien ne m’échappait. Voilà comment j’ai appris qu’il faisait des « remises » à des distributeurs étrangers et qu’il faisait virer de confortables honoraires de « consultant » sur un compte, aux îles Caïmans. Devant ces pratiques manifestement illégales, je ne pouvais fermer les yeux. J’en ai fait part à Gary Marder, mon avocat, qui m’a conseillé de démissionner.
— Démissionner ?
— Oui. Absolument.
— Pourquoi ?
— Peu importe la raison. On t’a fait une proposition mirobolante. Tu as des problèmes de santé ou des questions de famille à régler. Ton couple bat de l’aile. Tu laisses tomber. Choisis le prétexte que tu veux, mais démissionne.
— Attends un peu, protestai-je. Tu estimes que je dois partir alors que c’est lui qui commet des illégalités ? Voilà le conseil de mon avocat ?
— Non, précisa Gary. L’avocat dit que si tu as eu connaissance d’actes illégaux, ton devoir est de faire un rapport, mais l’ami te conseille de la boucler et de partir vite fait.
— Ce serait de la lâcheté. Je pense que je dois en informer les investisseurs.
Gary a posé la main sur mon épaule en soupirant.
— Jack, les investisseurs sont assez grands pour se débrouiller tout seuls. Tire-toi de cette boîte !
Je ne trouvais pas cela juste. Le vol de mon code m’avait irrité, mais je me demandais maintenant s’il s’agissait vraiment d’un vol. Peut-être le code avait-il été vendu. MediaTronics était une société privée : j’ai fait part de mes soupçons à l’un des administrateurs.
Pas de chance, il était dans le coup. Le lendemain, j’étais viré pour négligence et faute professionnelle grave. Comme on me menaçait de poursuites judiciaires, j’ai dû signer une flopée d’engagement de non-divulgation pour toucher mon indemnité de licenciement. Chaque document arrachait un soupir à mon avocat.
Quand tout fut réglé, nous avons fait quelques pas dehors, sous un soleil voilé.
— Voilà, déclarai-je en me tournant vers lui. Au moins, c’est terminé.
— Pourquoi dis-tu ça ? répliqua-t-il en me lançant un regard étonné.
Évidemment, ce n’était pas terminé. J’avais un haut niveau de qualification et je travaillais dans un domaine de pointe, mais, sans que je m’explique comment, j’étais devenu un homme marqué. Je voyais bien que je n’intéressais pas les recruteurs ; pire encore, je les sentais mal à l’aise. La Silicon Valley couvre une grande superficie mais c’est un petit univers où les nouvelles circulent vite. J’ai passé un entretien avec Ted Landow, que je connaissais un peu ; l’année d’avant, j’avais entraîné son fils qui jouait dans une équipe de base-ball junior.
— Qu’est-ce qu’on raconte sur moi ? demandai-je à la fin de l’entretien.
— Rien, Jack, affirma-t-il en secouant la tête.
— J’ai passé dix entretiens en dix jours, Ted. Parlez-moi franchement.
— Il n’y a rien à dire.
— Ted !
Il s’était mis à fourrager dans ses papiers, la tête baissée, évitant mon regard.
— Jack Forman, commença-t-il en soupirant. Un élément perturbateur, emporté, agressif. N’a pas l’esprit d’équipe. Il se murmure aussi, poursuivit-il après un moment d’hésitation, que vous auriez été mêlé à un trafic. On ne sait pas très bien de quoi il s’agit ; une affaire louche qui vous aurait permis de palper...
— Moi ? m’écriai-je.
J’ai eu une flambée de colère, prêt à dire ce que j’avais sur le cœur, mais je n’ai pas voulu paraître emporté, agressif. J’ai réussi à me contenir ; je l’ai remercié de sa franchise.
— Jack ! lança-t-il au moment où je sortais. Dans votre intérêt, laissez les choses se tasser. Tout change très vite ici. Vous avez un beau CV et des compétences exceptionnelles. Attendez, disons...
Il a fait une moue hésitante.
— Deux mois ?
— Plutôt quatre ou cinq.
Je sentais au fond de moi qu’il avait raison. Après cet entretien, je n’ai plus mis autant d’acharnement à trouver un nouvel emploi. Selon certaines rumeurs, MediaTronics était en train de couler et des mises en examen pourraient avoir lieu. Je flairais les ennuis. Mais je ne pouvais rien faire d’autre qu’attendre.
L’impression bizarre que cela me faisait de ne pas aller au bureau le matin s’estompait lentement. Julia était de plus en plus prise par son travail et les enfants m’accaparaient. Comme je devenais un père au foyer, ils se tournaient vers moi et non plus vers Maria, la femme de ménage. J’avais commencé à les conduire à l’école et à aller les chercher, à les emmener chez le médecin ou l’orthodontiste et à l’entraînement de football. Mes premiers repas avaient été un désastre, mais j’avais fait des progrès.
Voilà comment, de fil en aiguille, je me retrouvais en train d’acheter des sets de table chez Crate and Barrel. Et cela me semblait parfaitement normal.
Julia est rentrée vers 21 h 30. Je regardais les Giants de San Francisco à la télévision, sans vraiment suivre le match. Elle est entrée dans le séjour, a posé un baiser sur ma nuque.
— Tout le monde dort ?
— Sauf Nicole. Elle n’a pas terminé ses devoirs.
— Hein ? Tu ne crois pas qu’elle devrait être au lit à l’heure qu’il est ?
— Non, ma chérie. Nous étions d’accord pour qu’elle se couche à 22 heures, cette année. Tu as oublié ?
Julia a haussé les épaules, comme si elle avait vraiment oublié. Il s’était produit entre nous une sorte d’inversion des rôles. Elle avait toujours suivi les enfants de près ; maintenant, c’était moi. Parfois, elle le vivait mal, comme si cela représentait pour elle une perte de pouvoir.
— Comment va la petite ?
— Son rhume se termine, mais elle a encore le nez bouché. Elle mange mieux.
J’ai suivi Julia dans les chambres. Elle a commencé par celle d’Amanda, s’est penchée sur le berceau pour embrasser tendrement le bébé endormi. En la regardant, je me suis dit qu’il y avait dans l’affection d’une mère quelque chose qu’un père ne pouvait égaler. Julia avait établi avec les enfants des rapports que je n’aurais jamais. Des rapports d’un type différent. Elle a écouté la respiration paisible du bébé et s’est redressée.
— Oui, elle va mieux.
Julia est ensuite entrée dans la chambre d’Eric ; elle a ramassé la Game Boy qui traînait sur le lit en me lançant un regard réprobateur. J’ai haussé les épaules avec une pointe d’irritation. Je savais qu’Eric jouait avec sa console à des heures où il était censé s’endormir, mais j’étais en train de coucher le bébé et j’avais fermé les yeux. Julia aurait dû être plus compréhensive.
Elle a fini par la chambre de Nicole, qui a fermé le couvercle de son ordinateur portable en entendant sa mère.
— ’soir, maman.
— Tu devrais être couchée.
— Non, maman...
— Tu es censée faire tes devoirs.
— Je les ai faits.
— Alors, pourquoi n’es-tu pas au lit ?
— Parce que...
— Je ne veux pas que tu passes la nuit à échanger des e-mails avec tes amies.
— Maman..., protesta Nicole d’un ton outragé.
— Tu les vois tous les jours à l’école, cela devrait te suffire.
— Maman...
— Ne regarde pas ton père. Nous savons toutes deux qu’il te laisse faire ce que tu veux. C’est à moi que tu parles !
— Je sais, maman.
Les affrontements de ce genre entre Nicole et Julia devenaient de plus en plus fréquents. J’imagine que c’était normal à l’âge de ma fille, mais je me suis dit qu’il valait mieux intervenir. Quand Julia était fatiguée, elle avait tendance à se braquer, à devenir autoritaire.
— Il est tard pour tout le monde, glissai-je en la prenant par les épaules. Tu veux une tasse de thé ?
— Ne te mêle pas de ça, Jack !
— Mais non, je veux juste...
— Je parle à Nicole. Ne te mêle pas de notre conversation, comme toujours !
— Nous étions d’accord pour qu’elle se couche à 22 heures. Je ne comprends pas ce que...
— Si elle a fini ses devoirs, elle devrait être couchée.
— Ce n’est pas ce qui a été convenu.
— Je ne veux pas qu’elle reste nuit et jour devant son ordinateur.
— Mais non, Julia !
Nicole a éclaté en sanglots ; elle s’est dressée en repoussant violemment sa chaise.
— Tu passes ton temps à me critiquer ! s’écria-t-elle d’une voix étranglée. Je te déteste !
Elle s’est précipitée dans la salle de bains ; la porte a claqué. Le bruit a réveillé le bébé qui s’est mis à pleurer.
— Voudrais-tu me laisser régler cette affaire toute seule, Jack ? lança Julia.
— Tu as raison, fis-je d’un ton conciliant. Excuse-moi... Tu as raison.
La franchise m’oblige à dire que je n’en pensais pas un mot. Plus le temps passait, plus je considérais la maison comme ma maison et les enfants comme mes enfants. Elle débarquait chez moi bien après le dîner, alors que tout était calme, comme j’aimais que soient les choses, comme elles devaient être. Et elle faisait des histoires.
Je ne pensais pas du tout qu’elle avait raison. Bien au contraire.
J’avais remarqué, ces dernières semaines, que les incidents de ce genre se multipliaient. Après avoir cru, au début, que Julia se sentait coupable d’être si souvent absente, je m’étais dit qu’elle cherchait à affirmer son autorité, qu’elle essayait de reprendre le contrôle d’un foyer tombé entre mes mains. Ensuite, j’avais pensé que son comportement était dû à la fatigue ou à la tension nerveuse causée par son travail.
Mais je trouvais quand même un peu trop souvent des excuses à son comportement ; j’avais beau m’en défendre, Julia n’était plus la même. Elle était devenue plus nerveuse, plus dure.
La petite continuait de brailler. Je l’ai sortie de son lit pour la serrer contre moi et murmurer des paroles apaisantes à son oreille tout en glissant un doigt à l’arrière de la couche pour voir si elle était mouillée : elle l’était, évidemment. Quand je l’ai allongée sur la table à langer, elle s’est mise à hurler de plus belle. Il a fallu que j’agite son hochet préféré et que je lui mette dans la main pour qu’elle se taise. Elle m’a laissé la changer sans donner trop de coups de pied.
— Je vais le faire, dit Julia en entrant dans la chambre.
— Ça va.
— Je l’ai réveillée, il est normal que je le fasse.
— Je t’assure, chérie, ça ne me dérange pas.
Julia a posé la main sur mon épaule et m’a embrassé sur la nuque.
— Je suis vraiment au-dessous de tout, reprit-elle. C’est la fatigue : je ne sais pas ce qui m’a pris. Laisse-moi changer la petite, je ne la vois jamais.
— D’accord.
Je me suis écarté ; elle a pris ma place devant la table à langer.
— Alors, mon petit sucre d’orge, fit-elle en caressant le menton du bébé. Comment va ma jolie petite puce ?
Surprise d’être l’objet de tant d’attention, Amanda a lâché son hochet et s’est mise à pleurer en se tortillant sur la table. Sans se rendre compte que les pleurs étaient provoqués par la perte du jouet, Julia a essayé de la calmer tout en s’efforçant de mettre la couche propre. Le bébé qui se tortillait comme un ver en battant des pieds ne lui facilitait pas la tâche.
— Arrête, Amanda !
— Elle fait ça depuis quelque temps.
De fait, Amanda était dans une phase où elle refusait d’être changée. Et elle donnait de vrais coups de pied.
— Eh bien, ça ne durera pas... Arrête !
Les pleurs se sont intensifiés, la petite a essayé de se tourner sur le côté. Un des adhésifs s’est détaché, la couche a glissé et Amanda a commencé à rouler vers le bord de la table à langer. Julia a remis sur le dos le bébé qui continuait de gigoter.
— Bon Dieu, vas-tu arrêter ! hurla Julia en lui donnant une tape sur la cuisse.
La petite a braillé encore plus fort en donnant de grands coups de pied.
— Arrête, Amanda ! Arrête !
Une autre tape.
— Arrête ! Arrête !
J’étais abasourdi, incapable de réagir. Je ne savais pas quoi faire. Les cuisses de la petite étaient toutes rouges ; Julia continuait de la frapper.
— Chérie..., murmurai-je en me penchant. Essayons de...
Cela a suffi pour faire exploser Julia.
— Pourquoi t’en mêles-tu toujours ? rugit-elle en frappant violemment la table à langer. Merde, alors ! Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?
Elle a quitté la chambre comme une furie.
J’ai poussé un long soupir, puis j’ai pris dans mes bras le bébé inconsolable qui hurlait autant d’émotion que de douleur. Je me suis dit qu’elle aurait besoin d’un biberon pour se rendormir. Je lui ai caressé le dos ; elle s’est un peu calmée. Après avoir remis la couche, je l’ai emmenée dans la cuisine pour faire chauffer le lait. L’éclairage était faible : juste les lampes fluorescentes au-dessus du plan de travail.
Assise à la table, Julia buvait une bière à la bouteille, le regard dans le vide.
— Quand vas-tu trouver du travail ? demanda-t-elle.
— Je fais ce que je peux.
— Vraiment ? Je ne pense pas que tu fasses grand-chose. À quand remonte ton dernier entretien ?
— À la semaine dernière.
— Eh bien, grogna-t-elle, j’aimerais que tu te bouges un peu. Cette situation me rend folle.
— Je sais, fis-je en ravalant ma colère. C’est dur pour tout le monde.
Il était tard et je n’avais plus envie de discuter ; j’ai continué à l’observer du coin de l’œil.
À trente-six ans, Julia était une très jolie femme, une brune menue aux yeux noirs et au nez retroussé, dotée d’une personnalité pétillante. Contrairement à nombre de cadres high-tech, elle était séduisante et d’un abord facile. Elle se liait aisément, elle avait le sens de l’humour. Quelques années plus tôt, quand Nicole était toute petite, Julia nous faisait des descriptions hilarantes de ceux avec qui elle avait travaillé dans la journée. Réunis autour de la table de la cuisine, nous nous tordions de rire pendant que la petite tirait sa mère par la manche en demandant : « Dis, maman, pourquoi tu ris ? Pourquoi tu ris, maman ? » Nous ne pouvions évidemment pas le lui expliquer, mais Julia semblait avoir une réserve inépuisable de mots drôles qui permettaient à Nicole de partager avec nous ce moment de gaieté. Non seulement Julia voyait le côté comique de la vie mais elle était appréciée pour son égalité d’humeur ; jamais ou presque on ne la voyait s’emporter.
Mais, là, visiblement hors d’elle, Julia ne me regardait même pas. Assise à la table ronde, les jambes croisées, balançant nerveusement le pied dans la pénombre, elle gardait les yeux fixés devant elle. Plus je la regardais, plus j’avais l’impression que son apparence aussi avait changé. Elle avait minci ces derniers temps, ce que j’avais mis sur le compte du surmenage. Ses traits semblaient avoir perdu de leur douceur : les pommettes étaient plus saillantes, le menton plus pointu. Cela apportait à son visage une dureté nouvelle, mais lui donnait en même temps un charme plus sophistiqué.
Sa manière de s’habiller n’était plus la même non plus. Julia portait une jupe noire et un chemisier blanc, une tenue de travail on ne peut plus classique. Mais la jupe était plus moulante qu’à l’ordinaire et j’avais remarqué en suivant le balancement de son pied qu’elle était chaussée de hauts talons. Ce qu’elle qualifiait naguère de chaussures d’allumeuse et qu’il ne lui serait jamais venu à l’esprit de mettre pour aller travailler.
C’est ainsi que j’ai pris conscience que tout en elle était différent : son comportement, son apparence, son humeur, tout. La lumière s’est faite d’un seul coup dans mon esprit et j’ai compris pourquoi : ma femme avait une liaison.
De la vapeur a commencé à s’élever de l’eau qui chauffait ; j’ai pris le biberon dans la casserole, fait couler une goutte sur le dos de ma main. C’était trop chaud, il fallait laisser refroidir. Amanda s’est mise à pleurer, je l’ai fait sauter un peu sur mon épaule en allant et venant dans la pièce.
Julia n’a pas tourné la tête ; elle a continué de balancer le pied en regardant dans le vide.
J’avais lu quelque part que c’était un syndrome. Le mari n’a pas de travail, l’attrait de sa virilité décline, sa femme ne le respecte plus et va voir ailleurs. J’avais dû lire cela dans Glamour, Redbook ou une autre de ces revues qui traînaient dans la maison et que je feuilletais en attendant que le cycle du lave-linge se termine ou que le micro-ondes décongèle un hamburger.
J’étais assailli de sentiments contradictoires. La fatigue me faisait-elle voir les choses en noir ? Quelle importance si Julia portait une jupe ajustée et des chaussures différentes ? La mode changeait. Les gens avaient le droit de changer. Les sautes d’humeur de Julia signifiaient-elles vraiment qu’elle avait une liaison ? Bien sûr que non. C’est moi qui devais me sentir dépourvu de séduction, absolument pas à la hauteur, à cause des incertitudes liées à ma situation. J’ai suivi un moment le fil de mes sombres réflexions.
Mais je ne parvenais pas à me convaincre. J’étais sûr de ne pas me tromper. J’avais partagé la vie de cette femme pendant plus de douze ans ; je savais qu’elle était différente et je savais pourquoi. Je sentais la présence de quelqu’un d’autre, d’un intrus venu s’immiscer dans notre relation. Je le sentais avec une certitude qui me laissait pantois. Je le sentais douloureusement jusque dans la moelle de mes os.
J’ai tourné la tête, les larmes aux yeux.
Amanda a pris le biberon avec des gazouillements joyeux. La tête levée vers mon visage, elle plantait son regard droit dans le mien, comme le font les tout-petits. C’était apaisant de l’avoir dans mes bras. Au bout d’un moment, elle a fermé les yeux, puis j’ai vu sa bouche s’entrouvrir. Je l’ai appuyée contre mon épaule et j’ai pris la direction de sa chambre en lui tapotant le dos pour lui faire faire son rot. On a tendance à taper trop fort ; il est préférable de caresser délicatement le bébé du plat de la main, parfois même de suivre la colonne vertébrale avec deux doigts. Amanda a fait un rot discret et s’est détendue.
Je l’ai allongée dans son petit lit et j’ai éteint la veilleuse. Le seul éclairage provenait de l’aquarium dont la clarté bleu-vert rayonnait depuis le coin de la chambre. Un plongeur en plastique marchait sur le fond, une colonne de bulles dans son sillage.
En me retournant pour sortir, j’ai vu la silhouette de Julia qui se découpait dans l’embrasure de la porte, éclairée par-derrière. Elle m’observait, mais je ne pouvais distinguer l’expression de son visage. Quand elle s’est avancée, je me suis raidi. Elle a passé les bras autour de mes épaules, a posé la tête sur ma poitrine.
— Je te demande pardon, murmura-t-elle. Je suis vraiment nulle. Tu es un père merveilleux ; je suis jalouse, c’est tout.
Elle plaquait son visage couvert de larmes sur mon épaule.
— Ce n’est pas grave, affirmai-je en la serrant contre moi. Ne t’inquiète pas.
J’attendais de voir si mon corps se détendait mais rien ne venait. Je restais sur mes gardes. Le mauvais pressentiment qui s’était emparé de moi ne se dissipait pas.
Elle est sortie de la douche, est entrée dans la chambre en frictionnant ses cheveux courts avec une serviette. Assis sur le lit, j’essayais de regarder la fin de la rencontre de base-ball. Il m’est brusquement venu à l’esprit que Julia ne prenait pas sa douche le soir, mais le matin, avant de partir au travail. Ces derniers temps, à peine rentrée, elle filait directement dans la salle de bains, avant même d’embrasser les enfants.
Décidément, je n’arrivais pas à me détendre ; j’ai éteint la télé.
— Comment s’est passée la démonstration ? demandai-je.
— Comment ?
— Tu ne faisais pas une démonstration aujourd’hui ?
— Ah !... Si, si, bien sûr. Tout s’est bien passé, quand nous avons enfin pu commencer. Les investisseurs allemands n’ont pas pu tout regarder, à cause du décalage horaire. Au fait, tu veux la voir ?
— Comment cela ?
— J’ai une copie. Tu veux la voir ?
— Oui, bien sûr, fis-je, pris de court.
— J’aimerais vraiment savoir ce que tu en penses, Jack.
J’ai perçu dans sa voix une pointe de condescendance. Ma femme me faisait participer à son travail ; elle voulait me donner l’impression que j’avais une place dans sa vie. Je l’ai observée pendant qu’elle prenait dans sa serviette un DVD et le glissait dans le lecteur. Elle est revenue s’asseoir à côté de moi sur le lit.
— Qu’est-ce que c’est exactement ?
— La technologie la plus récente en matière d’imagerie médicale. Vraiment très fort, tu peux me croire.
Elle est venue se nicher contre mon épaule, tendrement, comme au bon vieux temps. Je me sentais encore mal à l’aise, mais j’ai passé le bras autour de ses épaules.
— À propos, hasardai-je, comment se fait-il que tu prends maintenant une douche le soir et plus le matin ?
— Je ne sais pas, répondit-elle. C’est vrai ? Oui, tu as raison... Cela me paraît plus simple, mon chéri. Le matin, je suis bousculée et puis il y a ces vidéoconférences avec l’Europe qui prennent tellement de temps... Voilà, c’est parti, poursuivit-elle en montrant l’écran.
J’ai d’abord vu de la neige, puis l’image est devenue nette.
On voyait Julia dans un grand laboratoire équipé comme une salle d’opération. Un homme sous perfusion était étendu sur un lit, un anesthésiste à son chevet. Au-dessus de la table d’opération, se trouvait un grand disque métallique de près de deux mètres de diamètre qui pouvait être levé et abaissé ; il était en position haute. Tout autour, il y avait des moniteurs vidéo. Au premier plan, le regard rivé sur un écran, se tenait Julia, un technicien à ses côtés.
« C’est terrible ! disait-elle en montrant l’image. Pourquoi y a-t-il tous ces parasites ?
— Je crois qu’ils sont provoqués par les purificateurs d’atmosphère, répondait le technicien.
— Eh bien, c’est inacceptable !
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
— Que voulez-vous que nous fassions ?
— Je veux que cette image soit nette.
— Alors, il faudra augmenter la puissance et vous avez dit...
— Je m’en fiche ! Je ne peux pas montrer cette image aux investisseurs ; ils ont en vu de meilleure qualité en provenance de Mars. Arrangez-moi ça ! »
— Je ne savais pas que tout cela avait été enregistré, fit Julia contre mon épaule. C’était avant la démonstration. Tu peux appuyer sur avance rapide.
J’ai actionné la télécommande : l’image s’est brouillée. Au bout de quelques secondes, j’ai appuyé sur la touche Marche.
La même scène, Julia toujours au premier plan. Carol, son assistante, lui murmurait quelque chose à l’oreille.
« D’accord, acquiesça Carol, mais qu’est-ce que je vais lui dire ?
— Dites-lui non.
— Il veut qu’on commence maintenant.
— Je comprends, mais la transmission ne sera pas possible avant une heure. Dites-le-lui. »
Julia a levé la tête vers moi.
— Peter, notre sujet d’expérimentation, était fébrile, impatient que cela commence.
« Je pense qu’il est très nerveux, Julia, reprit l’assistante à voix basse. À sa place, je le serais aussi, avec deux millions de particules qui grouillent à l’intérieur de mon corps...
— Il n’y en a pas deux millions et elles ne grouillent pas, coupa Julia. En tout état de cause, c’est son invention.
— Ça ne fait rien.
— C’est un anesthésiste, là-bas ?
— Non, un cardiologue.
— Eh bien, le cardiologue peut-il lui donner quelque chose pour les nerfs ?
— C’est déjà fait. Une injection. »
— Avance rapide, Jack, fit Julia.
J’ai appuyé sur la touche ; les images ont défilé en accéléré.
— C’est bon... Stop.
Julia était toujours devant le moniteur, le technicien à ses côtés.
« Maintenant, c’est acceptable, déclara-t-elle en montrant l’écran. Pas génial, mais acceptable. Montrez-moi les images du STM.
— Le quoi ?
— Le microscope électronique. Montrez-moi l’image.
— Euh... balbutia le technicien désemparé. Personne ne nous a parlé d’un microscope électronique.
— Bon Dieu ! Vous n’avez qu’à lire le story-board !
— C’est dans le story-board ? demanda le technicien, les yeux écarquillés.
— L’avez-vous lu ?
— Je suis confus... J’ai dû le rater.
— Ce n’est pas le moment d’être confus. Faites ce qu’il faut !
— Ce n’est pas la peine de hurler.
— Si ! Je hurle parce que je suis entourée d’imbéciles ! »
Elle a levé les bras au plafond.
« Je vais bientôt prendre la parole devant des investisseurs de cinq pays, prêts à placer onze milliards de dollars, pour leur montrer une technologie submicroscopique, mais comme je n’ai pas d’images du microscope, ils ne pourront rien voir ! »
— J’ai pété les plombs avec ce type, expliqua Julia en tournant la tête vers moi. Une pendule indiquait le temps qui restait avant le créneau horaire du satellite qui nous était réservé. Nous ne pouvions pas en changer : il fallait être à l’heure. Ce type était un crétin, mais tout a été prêt en temps voulu... Avance rapide, Jack.
Sur l’écran, une image fixe était accompagnée d’un texte :
Démonstration privée
d’imagerie médicale avancée
Par
Xymos Technology
Mountain View, Californie
Leader mondial de la fabrication moléculaire
Puis, Julia est apparue devant le lit et l’appareillage médical.
« Bonjour à tous, commença-t-elle en souriant à la caméra. Je m’appelle Julia Forman. Nous allons faire la démonstration d’un procédé d’imagerie médicale révolutionnaire mis au point par Xymos Technology. Notre sujet, Peter Morris, est sur la table d’opération. Dans quelques instants, nous allons regarder à l’intérieur de son corps et de ses vaisseaux sanguins avec une facilité et une précision jamais atteintes à ce jour. »
Elle a commencé à faire le tour de la table d’opération en poursuivant sa présentation.
« Contrairement à un cathétérisme cardiaque, notre procédé technique est sûr à cent pour cent. Et il nous permet de voir partout à l’intérieur du corps, dans tous les vaisseaux quelle que soit leur taille. Nous verrons l’intérieur de l’aorte, la plus grosse des artères, mais aussi des alvéoles pulmonaires et des vaisseaux capillaires du bout des doigts. Tout cela est possible, parce que la caméra que nous avons placée à l’intérieur des vaisseaux est plus petite qu’une cellule sanguine. Oui, beaucoup plus petite qu’un globule rouge. La technologie de microfabrication de Xymos est aujourd’hui en mesure de produire des caméras miniaturisées et d’en produire en quantité. Rapidité, coût peu élevé. Il en faudrait un millier pour faire une marque de la taille d’une pointe de crayon. Nous pouvons fabriquer en une heure un kilo de ces caméras. Ces affirmations vous laissent sceptiques, je n’en doute pas. Nous savons parfaitement que les nanotechnologies n’ont pas tenu leurs promesses. Le problème, vous ne l’ignorez pas, était que les scientifiques avaient les moyens de concevoir des objets à l’échelle moléculaire mais pas de les fabriquer. Xymos a résolu ce problème. »
Mon attention a été aussitôt en alerte.
— Quoi ? m’écriai-je en me dressant sur mon séant. C’est une blague ?
Si c’était vrai, il s’agissait d’un progrès extraordinaire, une percée technologique de la plus haute importance et cela signifiait...
— C’est la vérité, déclara posément Julia. Nous sommes entrés dans la phase de fabrication.
Elle a souri ; ma stupéfaction lui faisait visiblement plaisir.
« J’ai placé une de nos caméras Xymos sous le microscope électronique, poursuivit-elle sur l’écran, pour vous permettre de la comparer au globule rouge qui se trouve à côté. »
L’image est passée en noir et blanc. J’ai vu un petit instrument mettre en position sur une surface de titane quelque chose qui ressemblait à un minuscule calmar. Une petite masse arrondie à l’avant et munie de filaments à l’arrière. Elle faisait le dixième de la taille du globule rouge qui, dans le vide du microscope à balayage, avait la forme d’un ovale ridé, un peu comme un raisin sec grisâtre.
« Notre caméra fait un vingt milliardième de centimètre de long. Comme vous le voyez, elle a la forme d’un calmar. Les images sont prises par le nez de la machine, des microtubes placés dans la queue assurent la stabilité, comme la queue d’un cerf-volant. Mais ils peuvent aussi assurer la locomotion, par battement, comme des flagelles... Jerry, si nous pouvions tourner la caméra de manière à voir le nez... Voilà. Merci. Maintenant, de face, au centre, vous voyez une dentelure... C’est le détecteur miniature de photons à l’arséniure de gallium, qui joue le rôle d’une rétine. La zone environnante, dont l’aspect rappelle celui d’un pneu à carcasse radiale, est bioluminescente : elle éclaire vers l’avant. À l’intérieur du nez, vous distinguez peut-être un ensemble assez compliqué de molécules en hélice ; c’est notre cascade ATP brevetée. On peut la considérer comme une sorte de cerveau primitif qui contrôle le comportement de la caméra... Un comportement très limité, certes, mais suffisant pour ce qui nous intéresse. »
J’ai entendu un sifflement de parasites, suivi d’un toussotement. Une petite fenêtre s’est ouverte dans l’angle de l’écran pour montrer Fritz Leidermeyer. L’investisseur allemand a déplacé son corps massif en posant une question.
« Excusez-moi, madame Forman. Pourriez-vous me montrer l’objectif ?
— Il n’y a pas d’objectif.
— Comment peut-on parler de caméra s’il n’y a pas d’objectif ?
— Je vais vous expliquer dans un moment », fit Julia.
— Ce doit être une camera obscura, lançai-je du lit.
— Exact, fit Julia avec un petit hochement de tête.
La camera obscura – « chambre noire » en latin – est le plus ancien procédé connu pour produire une image. Les Romains avaient découvert que la lumière du jour pénétrant par un petit trou aménagé dans le mur d’une pièce noire projette sur le mur d’en face l’image inversée des objets placés à l’extérieur. La lumière pénétrant par un petit orifice est concentrée, comme par les lentilles dans un objectif. Voilà pourquoi, depuis l’époque romaine, on donne le nom de caméra aux appareils de prises de vues. Mais, dans notre cas...
— Comment est fait l’orifice ? demandai-je. C’est un trou d’épingle ?
— Je croyais que tu le savais, glissa Julia. C’est toi qui l’as conçu.
— Moi ?
— Oui. Xymos exploite les brevets de plusieurs algorithmes écrits par ton équipe.
— Non, je ne savais pas. Quels algorithmes ?
— Ceux qui permettent de contrôler un réseau de particules.
— Tes caméras fonctionnent en réseau ? Toutes ces petites caméras communiquent entre elles ?
— Oui, répondit Julia. Elles forment un essaim, en réalité.
Elle souriait toujours, amusée par mes réactions.
— Un essaim...
Je réfléchissais à toute vitesse, pour essayer de comprendre. Mon équipe avait effectivement écrit un certain nombre de programmes destinés à contrôler des essaims d’agents, des programmes calqués sur le comportement des abeilles. Ces programmes présentaient bien des caractéristiques utiles. Les réactions d’un essaim à l’environnement étaient d’autant plus fortes qu’il était composé d’agents plus nombreux. D’autre part, devant des conditions nouvelles et inattendues, les programmes ne se plantaient pas : ils contournaient en quelque sorte les obstacles et continuaient de fonctionner.
Mais nos programmes fonctionnaient en créant des agents virtuels à l’intérieur de l’ordinateur alors que Julia avait créé des agents réels dans le monde réel. Je n’ai pas compris au début comment nos programmes pouvaient être adaptés à ce qu’elle faisait.
— Nous les utilisons pour la structure, expliqua-t-elle. Le programme construit la structure de l’essaim.
Naturellement. Une seule caméra moléculaire n’était à l’évidence pas en mesure d’enregistrer une image, quelle qu’elle soit. L’image était donc composée par des millions de caméras fonctionnant simultanément. Mais elles devaient être ordonnées dans l’espace pour former une structure, probablement une sphère. C’est là que la programmation intervenait. Mais cela signifiait alors que Xymos devait produire l’équivalent de...
— Tu as fait un œil ?
— En quelque sorte.
— Mais où est la source lumineuse ?
— Le périmètre bioluminescent.
— La lumière n’est pas suffisante.
— Si. Regarde.
Sur l’écran, Julia s’était retournée pour montrer le goutte-à-goutte. Elle a pris dans un seau à glace une seringue dont le corps de pompe semblait rempli d’eau.
« Cette seringue, expliqua-t-elle, contient approximativement vingt millions de caméras dans une suspension saline isotonique. Pour le moment, elles existent à l’état de particules, mais quand elles seront injectées dans les vaisseaux sanguins, leur température s’élèvera, elles s’assembleront et se mettront en forme. Comme des oiseaux lorsqu’ils effectuent un vol en formation.
— Quelle forme prendront-elles ? demanda un des investisseurs potentiels.
— Une sphère. Avec une petite ouverture d’un côté. On pourrait considérer cela comme l’équivalent d’une blastula, en embryologie. En réalité, les particules formeront un œil. L’image produite par cet œil sera composée de millions de détecteurs de photons. De la même manière que l’œil humain crée une image à partir de ses cellules nerveuses, les cônes et les bâtonnets. »
Elle s’est tournée vers un moniteur montrant une animation qui se répétait en boucle. En entrant dans le sang, les caméras formaient une masse inorganisée, mal définie, une sorte de nuage diffus. Le flux sanguin l’aplatissait aussitôt, l’étirait pour en faire une bande allongée, mais en quelques secondes, cette bande prenait une forme sphérique. Une sphère aux contours de mieux en mieux définis, qui finissait par apparaître presque solide.
« Si ce que vous voyez vous rappelle l’aspect d’un œil, poursuivit Julia, il y a une raison. Chez Xymos, nous imitons délibérément les structures morphologiques. Comme nous utilisons des molécules organiques, nous avons conscience qu’après des millions d’années d’évolution, le monde qui nous entoure dispose d’un stock d’assemblages moléculaires fonctionnant parfaitement. Alors, nous nous en servons.
— Vous ne voulez pas réinventer la roue, c’est ça ? lança une voix.
— Exact. Ni le globe oculaire. »
Au signal de Julia, l’antenne plate s’abaissa, ne s’arrêtant qu’à quelques centimètres du corps du sujet de l’expérience.
« Cette antenne fournira l’énergie nécessaire aux caméras et recevra l’image qu’elles transmettront. Cette image pourra naturellement être conservée, intensifiée, manipulée, bref, tout ce que permet le traitement numérique des images. Maintenant, s’il n’y a pas d’autres questions, nous pouvons commencer. »
Elle a placé une aiguille au bout de la seringue et l’a enfoncée dans un bouchon de caoutchouc, sur le goutte-à-goutte.
« Vous êtes prêts ?
— Prêts.
— C’est parti ! »
Le piston de la seringue est descendu rapidement.
« Comme vous le voyez, reprit Julia, je vais vite. Notre procédé ne nécessite aucune précaution particulière. On ne peut rien abîmer. Si les microturbulences provoquées par le passage du liquide dans l’aiguille déchirent les microtubes de quelques milliers de caméras, ce n’est pas grave. Il en restera des millions. En général, poursuivit-elle en retirant l’aiguille, il faut attendre une dizaine de secondes pour que la sphère prenne forme, puis nous devrions commencer à recevoir une image... Ah ! on dirait qu’il y a quelque chose qui vient... Voilà ! »
L’écran montrait la caméra avançant à une vitesse considérable à travers ce qui ressemblait à un champ d’astéroïdes, mais les astéroïdes étaient des globules rouges, des sacs gonflés d’un rouge violacé, baignant dans un liquide clair légèrement teinté de jaune. De loin en loin, un globule blanc, bien plus gros, emplissait l’écran l’espace d’un instant et disparaissait. J’avais l’impression de regarder un jeu vidéo plus que des images médicales.
— C’est stupéfiant, Julia.
Elle s’est blottie contre mon épaule en souriant.
— Je m’étais dit que cela pourrait t’impressionner.
« Nous venons d’entrer dans une veine, expliquait-elle à l’écran. Les globules rouges ne sont donc pas oxygénés. Notre caméra se dirige vers le cœur ; vous allez voir les vaisseaux s’élargir à mesure que nous remontons dans le système veineux... Voilà, nous approchons du cœur... Vous voyez les pulsations du flux sanguin produites par les contractions ventriculaires...»
Elle disait vrai : je voyais la caméra s’arrêter, puis repartir et s’arrêter de nouveau. J’entendais les battements du cœur. Sur la table, le sujet demeurait parfaitement immobile, l’antenne à quelques centimètres de son corps.
« Nous débouchons à l’oreillette droite et nous devrions voir la valvule tricuspide. Nous activons les flagelles pour ralentir la caméra. Voici la valvule ; nous sommes dans le cœur. »
J’ai vu les replis rouges, telle une bouche s’ouvrant et se fermant. Puis la caméra est passée ; elle a traversé le ventricule et elle est ressortie.
« Nous nous dirigeons maintenant vers les poumons où vous verrez ce qu’il n’a jamais été donné à personne de voir : l’oxygénation des globules. »
Le vaisseau s’est rétréci rapidement, les globules se sont gonflés et sont devenus, l’un après l’autre, d’un rouge vif. Cela s’est passé en très peu de temps : une seconde a suffi pour qu’ils soient tous rouges.
« Les globules rouges ont été oxygénés, reprit Julia. Nous repartons vers le cœur. »
— C’est réellement fantastique, murmurai-je en me tournant vers elle.
Elle avait les yeux fermés et respirait lentement.
— Julia ?
Elle dormait.
Il arrivait souvent à Julia de s’endormir en regardant la télévision. Qu’elle s’endorme pendant qu’elle était à l’écran me paraissait compréhensible : elle avait déjà vu sa présentation. Et il était tard. Me sentant, moi aussi, fatigué, j’ai décidé de garder pour plus tard la fin de la démonstration. Elle me semblait d’ailleurs assez longue. Combien de temps avais-je passé à regarder le DVD ? En prenant la télécommande pour éteindre la télé, j’ai regardé la durée d’enregistrement affichée au bas de l’image. Des chiffres défilaient à toute vitesse, indiquant les centièmes de seconde. D’autres chiffres, sur la gauche, ne bougeaient pas. Une ligne m’a fait hausser les sourcils : c’était la date. Je n’y avais pas prêté attention plus tôt car elle était affichée en format international : l’année d’abord, puis le jour et le mois. Les chiffres indiquaient : 02.21.09.
Le 21 septembre.
La veille.
La démonstration avait été enregistrée la veille, pas le jour même.
J’ai éteint la télé, puis la lampe de chevet. J’ai posé ma tête sur l’oreiller en attendant de trouver le sommeil.